Bernard pleure son frère Gérard.

Comme dit le psaume : "J'étais troublé et je n'ai pas parlé" (Ps 76,5). Mais le mal ainsi réprimé a plongé plus profond ses racines, et je sens bien qu'il s'est fait plus violent à mesure que je lui interdisais davantage de paraître au grand jour. Mais je l'avoue, j'ai été vaincu. Il faut maintenant que ma souffrance cachée s'exprime, qu'elle s'étale aux yeux de mes enfants ; sachant ma résistance et ma défaite, ils seront plus indulgents à mes plaintes et plus doux à me consoler.
Vous savez, mes fils, combien ma douleur est juste, et terrible ma blessure. Vous voyez quel fidèle compagnon m'a laissé poursuivre seul mon chemin, vous avez connu son attentive sollicitude, son ardeur à l'ouvrage, la douceur de ses manières. Personne ne m'était comme lui indispensable. Personne ne m'aimait autant. Nous étions frères par le sang, mais plus frères encore par la vocation religieuse. Plaignez mon sort, je vous le demande, vous qui savez tout cela. J'étais faible de corps, il me soutenait ; de coeur craintif, il m'encourageait ; paresseux et négligent, il m'exhortait à la tâche ; imprévoyant et oublieux, il me rafraîchissait la mémoire. Pourquoi m'a-t-il été arraché, cet homme selon mon coeur qui ne faisait qu'un avec moi ? Nous nous sommes saimés en cette vie ; pourquoi la mort nous sépare-t-elle ?
Mon frère bien-aimé (...), je voudrais tant savoir ce que tu penses maintenant de moi, ton seul ami, qui trébuche parmi les soucis et les peines, privé de toi qui étais le bâton où s'appuyaient mes pas chancelants. Je voudrais le savoir, si toutefois il est encore permis de songer aux malheureuses créatures terrestres, une fois qu'on est entré dans l'abîme de lumière et englouti dans l'océan de l'éternelle béatitude. Peut-être, m'ayant connu selon la chair, ne me connais-tu plus maintenant ; entré dans le royaume de Dieu, tu nous oublies sans doute pour ne te souvenir que de sa justice. Qui s'attache à Dieu est avec lui du même esprit et se fond tout entier dans l'amour de Dieu : il ne peut plus sentir et goûter que Dieu seul et ce que Dieu lui-même sent et goûte.
Et pourtant Dieu est charité, et plus on lui est uni, plus on est plein de charité. Si Dieu est impassible, il n'est pas dénué de compassion, puisque rien ne lui est plus propre que d'avoir pitié et de pardonner. Il faut donc que soient miséricordieux ceux qui sont unis au Dieu de miséricorde, même s'ils sont eux-mêmes au-delà de toute misère : délivrés de la souffrance, ils y compatissent. Leur sensibilité n'est pas diminuée, elle est transfigurée : en se revêtant de Dieu, ils n'ont pas dépouillé toute affection pour nous. Libérés de la faiblesse, ils ne le sont pas de la pitié. Car la charité ne périt jamais.
Tu ne m'oublieras donc pas...

Homélie 26 sur le Cantique des Cantiques, de Saint Bernard.


 

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